Proscrits d’ailleurs
proscrits d’ailleurs
Texte du commissariat d’exposition
Notre proposition prend source dans le mouvement artistique historique québécois du Refus global.
Il surgit sous la forme d’un manifeste artistique, publié secrètement en août 1948 à Montréal par les Automatistes, collectif d’artistes sollicitant les pulsions automatiques des réflexes, valorisant les qualités natives plutôt que les connaissances extérieures. Son auteur, le peintre Paul-Émile Borduas, remet en question les valeurs traditionnelles de la société québécoise, comme la foi catholique et l’attachement aux valeurs ancestrales. Assoiffés de mieux-être, ils ont pour but de réveiller la population maintenue dans un état d’ignorance. La bourgeoisie n’est pas tant la cible. Il s’agit plutôt de s’élever contre des méthodes d’obscurantisme concertées : une collusion entre le clergé et les pouvoirs publics. Il est contresigné par quinze artistes, dont huit hommes et sept femmes, proportion hors du commun à cette époque. Au début, le mouvement ressemblait un peu à une blague, un « OVNI », jusqu’à la construction du mythe. L’impact vient de l’originalité multidisciplinaire de l’objet, tous les arts pouvant être inclus dans le mouvement. L’artiste n’est pas une femme ou un homme détaché de la société.
L’une des œuvres majeures est la performance de danse contemporaine « Danse dans la neige » de Françoise Sullivan en 1948, sur le mont Saint-Hilaire, en compagnie de Jean-Paul Riopelle et Maurice Perron. Artiste multidisciplinaire, pionnière de tout, peintre, sculptrice et chorégraphe, Françoise Sullivan est âgée de 98 ans et travaille toujours aujourd’hui. Elle fait partie des conférenciers de la création originelle du mouvement avec son texte « La danse de l’espoir », qui situe théoriquement son travail. Sur sa propre pratique artistique, Françoise Sullivan explique : « Avoir une vision, ce n’est pas imaginer l’œuvre accomplie avant de la réaliser. Le processus, le réel des choses apportent des obstacles, mais aussi des solutions inattendues et dont on ne tient pas compte quand ça se passe au niveau de la tête […]. Ce qui est excitant, c’est justement l’inconnu dans lequel on entre, les choix continuels qui s’imposent au fur et à mesure, et les nécessités qui commandent ».
Une série de photos est issue de cette création originale. En 2007, Françoise Sullivan elle-même reprend ce projet avec le réalisateur Mario Côté, pour une reconstitution cinématographique, qui est le premier film de cette programmation, également à l’origine de celle-ci. Cette performance de danse a un rôle marquant dans l’histoire de l’art, pouvant représenter à elle seule le mouvement Refus global, sa facture et son originalité.
> Le temps historique de l’inclusion
En 1998, Manon Barbeau, la fille de Suzanne Meloche et Marcel Barbeau, membres des Automatistes et signataires légendaires du Refus global aux côtés de Borduas, signe le long-métrage documentaire Les enfants de refus global. Celui-ci porte sur l’engagement de ses parents, mais également les ravages familiaux et psychologiques de son application, dans une perspective de réflexion à rebours.
Elle-même réalisatrice engagée, elle œuvre pour l’autonomie des communautés autochtones et travaille avec des adolescents issus des Premières Nations (terme désignant les populations « amérindiennes » autochtones qui peuplaient le territoire avant l’arrivée des colons européens).
Au cours des décennies 1960, 1970 et 1980, alors que le Québec désire s’émanciper culturellement et économiquement, en tant que peuple francophone en terre d’Amérique et dans le monde, des leaders autochtones clament à leur tour, et de plus en plus vivement, des revendications territoriales et d’autonomie gouvernementale. Des artistes comme Manon Barbeau ont la sensibilité de les entendre et de faire les liens qui s’imposent. Doucement, un mouvement émerge, qui cherche à décloisonner et décoloniser la pensée, des uns et des autres, trop longtemps contenue dans les réserves autochtones et dans l’esprit des francophones du Québec.
Pour mieux comprendre l’histoire coloniale du Canada, fondé par les forces anglaises en 1867 : il est voté près de dix ans plus tard, en 1876, la « Loi sur les Indiens », de juridiction fédérale. Ils deviennent alors « la pupille » protégée de la Reine du Canada et, de libres partout sur le territoire, ils sont immobilisés dans des réserves, ce qui éteint à petit feu le nomadisme des uns et les savoir-faire de plusieurs clans. Quatre ans plus tard, en 1880, le gouvernement du Québec vote la « Loi sur les mines », qui immobilisera le reste de la colonie quant à l’usage des richesses naturelles et des sous-sols, au profit des prospecteurs et spéculateurs miniers ayant acquitté de sommes symboliques, des parcelles de sous-sols. Cette superposition de droits fondamentaux n’a fait que contribuer à la séparation culturelle des peuples parcourant les mêmes territoires. Les autochtones se retrouveront ainsi instrumentalisés entre les deux juridictions, sans toutefois être considérés dans les projets collectifs.
Le théâtre, tel que nous le connaissons en Europe, n’existait pas chez les autochtones, pas plus que la danse destinée au Monarque et à sa Cour. Les mythes, les coutumes et les savoirs traditionnels sont transmis oralement par l’art du conte. La danse est plutôt un rituel sacré, qu’on leur interdira, d’ailleurs, partout au Canada jusqu’en 1957. Certains résistent, malgré l’acculturation identitaire subie en pensionnats religieux. Toutefois, depuis 1990, année de la « Crise d’Oka », une effervescente génération d’artistes autochtones professionnels monte sur scène, prennent parole, notamment au cours des dernières années, depuis que de véritables politiques de réconciliation sont déployées.
Comme si elle avait transcendé la démarche de ses parents cosignataires du Refus global et son contexte familial, la cinéaste Manon Barbeau a été, avant l’heure, l’une des plus ferventes figures de proue de cette véritable réconciliation avec les Premières Nations, qui a cours actuellement au Québec. Les arts restent son principal atout pour tisser des ponts, avec en son cœur l’oralité, si présente chez les Autochtones.
Au début des années 2000, elle écrit un scénario de long-métrage de fiction, intitulé « La fin du mépris », avec une quinzaine de jeunes Atikamekw de Wemotaci. Parmi ces jeunes, Wapikoni Awashish, modèle de sa communauté, est la figure de proue du groupe. Elle disparaît accidentellement en 2002 à 20 ans. Manon Barbeau conçoit alors l’idée d’un studio mobile comme lieu de rassemblement, d’intervention et de création audiovisuelle et musicale pour les jeunes des Premières Nations et le baptise Wapikoni Mobile en hommage à Wapikoni Awashish.
La mobilité fait partie intégrante de l’approche du Wapikoni : ils « roulent vers » les jeunes des communautés autochtones, pour leur offrir des ateliers pratiques adaptés à leur réalité et à leur culture.
Deux films de la programmation sont produits dans le cadre de Wapikoni Mobile : Healing scars et Traditional Healing. Suivra Le chemin rouge, portant plus précisément sur le rituel Pow-Wow. Traditionnellement un événement sacré, il obéit à des règles strictes et célèbre notamment la fin de la répression des danses amérindiennes. Organisé tout d’abord dans les réserves, il est actuellement mis en place sur tout le territoire, avec une invitation internationale, et une également aux participants ou spectateurs non autochtones. Les danseurs qui participent à un Pow-Wow portent des vêtements spectaculaires, souvent très colorés, brodés et perlés, avec des plumes et des colliers ou bracelets en os en guise d’accessoires. Ces habits traditionnels et leurs accessoires ne sont pas des costumes; ils se nomment des régalia. Le style de régalia correspond au style du danseur, mais reflète aussi l’appartenance à un clan ou un lien avec un animal-guide. En ce sens, le régalia a un caractère sacré.
La grande sagesse de la poétesse innue Joséphine Bacon fait du bien. Sa parole apaise, donne des perspectives sur l’expérience humaine. Toute sa vie, elle s’est abreuvée à la parole des aînés. Née à Pessamit, sur la Côte- Nord, elle débarque à Québec à la jeune vingtaine, pour suivre un cours de secrétariat. À Montréal, où elle vit depuis les années 1970, elle travaille auprès des anthropologues Rémi Savard, Sylvie Vincent et José Mailhot, ainsi qu’à l’Office national du film (ONF) auprès de Gilles Carle et d’Arthur Lamothe. L’oralité, qui définit sa culture autochtone, constitue la trame de sa vie d’artiste, encore aujourd’hui. Elle sert d’interprète, est traductrice, devient documentariste, est parolière et enseigne sa langue.
Le court métrage qui lui donne la parole, signé par l’Abitibienne Béatriz Mediavilla, s’intitule Makucham, ce qui signifie « danse » et « rassemblement » chez les Innus. « Innu » veut dire humain, autrefois on les appelait les Montagnais.
Près de 60 ans après la première, au Festival de Cannes en 1963, du célèbre documentaire Pour la suite du monde de Pierre Perrault et Michel Brault, ce film incarne encore le cinéma direct, qui a fait la marque du Québec dans le monde. Il a laissé sa trace qu’on peut retrouver dans la création contemporaine documentaire au Québec, et dans les films de la programmation.
> Le temps de fluidité des genres
Depuis plus d’un demi-siècle, partout en Occident, le couple hétéronormé, modèle standardisé par la domination pendant deux millénaires des trois religions monothéistes – juive, chrétienne, et musulmane – est en complète redéfinition. Au Québec, dans les années 1950, le clergé catholique vit ses derniers sursauts de gloire, et son lot de patriarcat. Les femmes, de plus en plus, s’instruisent, sortent du carcan de reine du foyer et mère de famille nombreuse. C’est par leur curiosité que la société, au risque d’imploser par ses valeurs ancestrales, évolue. Les femmes s’émancipent, les rôles identitaires de l’homme et de la femme se déconstruisent.
Joséphine Bacon raconte qu’il régnait une grande liberté sexuelle chez les Premières Nations au premier temps de la Nouvelle-France. La religion a bien sûr modifié cela. Lorsque l’homme ne pouvait chasser, sa femme prenait le relais. Les grands shamans, ces êtres bispirituels, sorciers moitié-homme moitié-femme inspiraient, dans les communautés, le respect, pour leur complétude, leur grande sensibilité et leur nature de guérisseur. Les mentalités scrupuleuses et les tabous véhiculés par l’évangélisation ont bien évidemment étouffé cette identité fluide. Il est redevenu acceptable de vivre plus ou moins ouvertement son identité, au Québec comme en France, surtout pour les nouvelles générations.
Quoique de plus en plus reconnue, la fluidité des genres et des amours donne souvent lieu à une quasi-réplique du couple hétéronormé par les unions civiles, alors que le célibat est en hausse vertigineuse. Bien des troubles d’identification persistent dans ce flou des possibles, alors que des maltraitances gangrènent nombre de sociétés moins progressistes où les membres de la communauté LGBTQ2+ et ceux qui se font appeler queer (du terme anglo-saxon « étrange ») sont réprimés.
Un artiste ayant exprimé avec brio sur les scènes internationales et à l’écran l’émancipation de la femme, la redéfinition des rôles dans le couple, et l’androgynie contemporaine mondiale, est le chorégraphe et cinéaste montréalais Édouard Lock. Sa mère, marocaine d’origine andalouse, a inspiré sa première pièce Lily Marlène dans la jungle. La question du duo est très travaillée chez Lock, créateur de la compagnie québécoise La La La Human Steps, avec comme muse et complice durant dix-huit ans la grande Louise Lecavalier. Dès le début de ses explorations, il conteste la fluidité des genres dans la relation à l’autre, avec Human Sex Duo no1, réalisé par Bernar Hébert, qui renverse le poids de chacun. Dans son très reconnu Amelia (dont la direction photo est assurée par André Turpin, complice actuel de Xavier Dolan), il met en scène des silhouettes androgynes, utilisant la pointe aussi chez l’homme et comme symbole de puissance phallique chez la femme. Lock explique que deux travestis rencontrés jadis sur le boulevard Saint-Laurent sont le germe de cette œuvre et qu’au fond, à tout coup, il ne fait qu’observer nos âmes. Il cherche à déconstruire pour révéler, au lieu de construire une danse pour comprendre.
En 2013, la jeune danseuse et chorégraphe québécoise Ariane Boulet revisite, avec Le Cerf, une danse dans la neige dans le Montréal contemporain, insistant sur la solitude amoureuse du monde et l’impossible duo, la complexité de la relation.
En écho au film documentaire Les enfants de Refus global, de Manon Barbeau, nous proposerons Une courte histoire de la folie d’Isabelle Hayeur (2014), une fresque de vidéodanse sur l’histoire de la prise en charge de la santé mentale au Québec. Modèles, avec les Italiens, de la gestion sociale de la maladie mentale, les Québécois sont parvenus à une inclusion équilibrée de la marginalité dans le tout, si bien qu’il y existe très peu de marginalité. Cette œuvre, qui brille par son originalité dans le genre de la vidéodanse, raconte l’histoire des politiques à ce sujet par la chorégraphie contemporaine. Il est très rare que le film de danse à économie limitée s’attaque à des sujets de société dans une perspective historique, ce qui est le cas ici avec un contenu narratif qui mérite d’être découvert.
La programmation des films de danse de la scène québécoise se poursuit avec The Johnsons du jeune artiste queer Nate Yaffe, qui fait retour sur la question de la liberté individuelle dans le contexte actuel de surveillance accrue.
Cette programmation se terminera avec Navigation, le dernier film de la série sur la danse percussive de la réalisatrice Marlene Millar, avec la chorégraphe Sandy Silva. Initiée avec le film Laymelow, qui a fait le tour du monde, l’opus Navigation se confronte à la question contemporaine des migrants, tout en conservant la forme originelle de la série. Il s’agit d’un grand travail sur les processions; le premier épisode est une marche derrière un cercueil imaginaire. Le dernier épisode, qui vient juste d’être réalisé, réutilise cette forme pour mettre en scène la course des migrants aux frontières de l’Europe et des États-Unis.
> La mise à jour de la vieille Europe face aux enjeux de l’intégration
La programmation des films d’artistes résidents en France reprend, à rebours, la dénomination du mouvement historique Refus Global pour en interroger la contemporanéité. À l’heure des enjeux d’intégration, puis d’inclusion et de la fameuse culture de l’annulation (cancel culture), l’enjeu n’est plus de détruire pour reconstruire, mais de construire des liens ou d’oublier ces mêmes liens. L’idée est de créer des espaces rééls ou symboliques, où chacun pourrait intéragir dans son entièreté, dans une perspective queer. Se pense un avenir où il n’y aurait pas de critères d’entrée, mais où, dans le cas où on ne respecterait pas l’autre dans ses goûts ou engagements, on serait démis de sa visibilité, réduits à l’obscurité.
« Intégration » signifie, littéralement, « assimilation (d’un individu ou d’un groupe) à une communauté, à un groupe social ». Tandis que le terme « inclusion » signifie « rapport entre deux ensembles dont l’un est entièrement compris dans l’autre ».
Nous pourrons voir les enjeux d’inclusion qui se jouent dans la représentation contemporaine du genre, mais aussi de la jeunesse comme communauté, qui aura à faire ses preuves dans le monde du travail qui semble se rapetisser dans un mouchoir de poche. Enfin, nous découvrirons le très beau documentaire sur le projet Visages d’un Pays, mené notamment par le chorégraphe Thierry Micouin, création inclusive pour des agriculteurs sur la relation qu’ils entretiennent avec leurs terres, et la violence dans laquelle l’époque et la société les projettent. Ce film fait une boucle avec la performance Danse dans la neige, dans une démarche de réappropriation par l’art de ce qui aurait été dérobé par une société normalisante, soumise aux lois de l’économie de marché à l’échelle planétaire.
Nous découvrirons le long-métrage documentaire de Chriss Lag sur la scène française Drag King. Nous irons chercher dans le travail du chorégraphe Maurice Béjart avec son célèbre Boléro, des prémices des enjeux de genre. Dans cette pièce, le chorégraphe confiait le rôle central (la mélodie), tantôt à une danseuse, tantôt à un danseur. Le rythme de la musique était interprété par un groupe de danseurs. Il arrivait que des femmes jouent des rôle d’hommes et inversement jusqu’alors, mais la fluidité, la simplicité avec laquelle les rôles peuvent s’inverser, est révolutionnaire dans cette œuvre.
Suivront des œuvres des artistes François Chaignaud, Cécilia Bengolea et Ludvine Large-Bessette, qui font écho à cette réflexion dans la représentation de l’homme et de la femme. Nacera Belaza se joindra à nous avec Le Cri, qui sollicite une transe profonde de libération de l’esclave dans la redite perpétuelle du geste identique. Nous terminerons en compagnie d’artistes de la jeune génération, dont (LA)HORDE, Thomas Leborgne et Victor Gosset. Leurs films, qui mettent en scène le besoin de soulèvement de la jeunesse pour en faire une forme en soi, qu’elle soit égarée ou plus avisée, nostalgique des trente glorieuses ou en rupture avec les générations passées.
– Virginie Combet & Sylvain Bleau, proscrits d’ailleurs. Octobre 2021